20 martie 2016

Le pouvoir des mots en Francophonie


Allocution à l'occasion de la cérémonie d'ouverture de la Quinzaine de la Francophonie

Place du Souvenir, Dakar, 17 mars 2016




Nul doute que la F(f)rancophonie s’est construite autour du pouvoir unificateur du mot écrit et surtout de la parole partagée en langue française. En célébrant aujourd’hui  la Francophonie, c’est-à-dire cette communion autour d’une langue, et en le faisant dans le cadre généreux et inspiré de la thématique  du « pouvoir des mots », nous ne devons pas manquer l’occasion de nous interroger ici, maintenant, ensemble, sur le sens litéral de cette expression, c’est-à-dire sur le pouvoir effectif que les mots réquièrent en Francophonie et sur le pouvoir que les mots écrits ou adressés en français ont parmi nos semblable et dans le monde entier.

Nous savons que le français compte aujourd’hui plus de 274 millions de locuteurs dans le monde et nous ne pouvons que nous réjouir de l’augmentation très significative de ce nombre dans les prochaines décennies, grâce notamment à la dynamique démographique du continent africain. Mais cette réalité strictement quantitative ne doit nullement occulter tout d’abord une série de défis que cette dynamique populationnelle amène avec elle : les 300 milions de nouveaux locuteurs du français seront tout d’abord confrontés à des défis d’employabilité, de sécurité alimentaire et sanitaires, d’équilibre social et de sécurité, d’environment et de protection de l’habitat humain. Ensuite, elle ouvre vers d’autres questions importantes qui concernent justement l’accès à l’éducation élémentaire ; la qualité de l’apprentissage d’une langue et de l’acte didactique en général ; l’utilité de la langue française par rapport aux langues nationales et dans le concert mondial des langues ; les opportunités de réussite sociale ou d’émancipation culturelle que peut offrir la connaissance du français ; la manière dont les locuteurs se l’approprient comme langue propre ou, par contre, comme langue étrangère ; la capacité d’utiliser cette langue pour s’identifier avec soi-même, avec les autres membres d’une même communauté ou, au contraire, pour affirmer une différence. Car parler une langue, fut-elle le français, ne garantit encore rien quant à l’existence d’une communication, la validité et la pertinence des actes de langage, la compréhension, la défense et la mobilisation autour des valeurs et des aspirations communes. 

Autrement dit, nous devons prendre le terme « pouvoir » dans ses deux sens principaux : dans le premier sens, il s’agit de la capacité d’utiliser les mots, leur signifiance, d’apprendre et de maîtriser une langue. Dans un deuxième sens, quelle est le pouvoir que l’emploi de cette langue procure à ses locuteurs ? En quoi l’accès à la langue est en même temps un accès augmenté à la citoyenneté et aux droits de l’homme ? Comment peut-on faire du français un porteur des révendications de liberté, d’égalité, de solidarité ou de sécurité ? Quelle est l’effet public et émancipatoire que le discours en langue française offre aux individus, aux groups sociaux, aux membres d’une communauté politique ?

Il s’agit donc pour la Francophonie de réflechir sur les conditions qui doivent être remplies en sorte que nos mots acquièrent un pouvoir réel et ne s’épuisent pas dans l’insignifiance du bavardage. Si dans son premier sens l’expression « pouvoir des mots » renvoie à la qualité de l’éducation et aux capacités d’apprentissage et d’utilisation d’une langue, dans le deuxième sens il s’agit d’une dimension civique et politique : faire valoir la liberté d’expression comme un pouvoir, comme une force capable de stimuler le dialogue dans la société et d’obliger les puissances en place à prendre en considération les opinions et les révendications des citoyens.

C’est pourquoi le moment est favorable et même urgent pour s’interroger non seulement sur l’efficacité de l’acte de parler parmi nos autres actes personnels et publics. Nous devons également évaluer le poids et l’impact de notre agir discursif en tant que membres de la communauté francophone nationale et internationale. Comment pouvons-nous, en tant que francophones, contribuer à l’amélioration de nos conditions de vie commune par la parole et par le droit à la parole, par la communication et par l’accès aux moyens techniques qui rendent possible et significative la parole, par le dialogue et par le combat pour les cadres politiques du dialogue ? Sommes-nous capables d’habiller nos croyances et nos valeurs dans les habits de la langue française en sorte qu’elle les transporte, les fait découvrir aux autres, les met en dialogue avec d’autres croyances et valeurs et les enrichit grâce à ce dialogue ? 

La francophonie est un espace de partage, on ne cessera pas de le dire et de le redire. La francophonie est un espace, un lieu symbolique qui se démultiplie en une myriade de lieux physiques où nous amenons la richesse de nos traditions, de nos cultures, de nos expériences, de nos joies et de nos tristesses, de nos souvenirs et de nos espoirs, une richesse que nous déposons à côté d’autres richesses pour ainsi contribuer à notre propre enrichissement et à l’enrichissement mutuel. Mais la francophonie est aussi un partage, car nous recevons quelque chose en retour dans l’exacte mesure où nous offrons quelque chose de propre. Dans un partage idéal, dans un véritable partage de la francophonie, qui veut dire à la fois division, distribution et mise en commun, il n’y a pas une part qui resterait exclusivement ou séparemment ma part. Grâce à la langue française que nous parlons tous les deux, toi Sénégalais et moi Roumain, je m’enrichis en devenant un peu Sénégalais (et aussi Tunisien, Canadien, Vietnamien, Libanais, Camerounais etc….) sans pour autant être moins Roumain. En tant que francophone, mon identité devient ainsi ouverte, plurivalente et indéfiniment plus riche.

Je pense que c’est là que réside le pouvoir le plus important des mots en francophonie et c’est ainsi que les instances de la Francophonie doivent concevoir leur stratégie politique à long terme : comment transformer l’apprentissage et l’utilisation du français en un outil de travail et, à la rigueur, en une arme de combat, à la portée de ses locuteurs, une arme comprise comme force de résistance à l’appauvrissement induit par les idéologies et les propagandes de la pensée unique ou de la langue unique (celle du profit, de la publicité, des fondamentalismes religieux ou d’autre nature). La F(f)rancophonie aura une chance importante à l’avenir et un mot décisif à dire dans le dialogue international si elle saura d’abord offrir aux locuteurs du français le sentiment qu’ils appartienent à une communauté ouverte, riche et puissante et, en même temps, si elle saura transmuer le fait de parler une langue en pouvoir propre de résistance, d’action et de création civique, politique, entre les mains de ceux qui, souvent, n’ont d’autres pouvoirs que de parler cette langue.